Dans la vie, Aegnor s’ennuie.

C’est ce qu’on pourrait appeler une constante. C’est que même s’il n’a pas l’éternité devant lui, c’est long une vie d’elfe. Sur le papier ça a peut-être l’air charmant, dans les faits il faut trouver de quoi l’occuper, et ça peut se révéler bien plus délicat qu’il n’y paraît.
Il a déjà vécu de si nombreuses vies, vu tant de choses, alors qu’il se fasse passer pour Aegnor ou Magnus, l’assassin est sans cesse à la recherche de sensations nouvelles ; qu’importe ce qu’elles impliquent tant qu’elles viennent troubler la monotonie de sa vie.

Espiègle, il s’amuse des défauts de ceux qui l’entourent et se délecte de finesses d’esprit lorsque ses sous-entendus peu flatteurs restent incompris de ceux auxquels ils sont destinés.
Il n’est pas démuni de sympathie pour autant et, s’il ne se sent pas des plus proches de ses confrères elfes, peut se lier d’amitié sans distinction de la race. Force est d’ailleurs de reconnaître que bon nombre de nains comptent parmi ses plus agréables camarades de jeu, tout comme il chérit la malice dont ne tarissent jamais les faës.
Pour les êtres dont la longévité est plus courte en revanche, la relation est… quelque peu différente, disons. Il s’amuse de la naïveté de leurs yeux si jeunes, mais son affection à leur égard est plus proche de celle du maître à son chien.

Si l’âge l’a rendu bien plus réfléchi qu’il n’y paraît, il n’en reste pour autant pas bien difficile à provoquer. C'est-à-dire qu’il aime se battre, quoi qu’il ne trouve aucun sens romantique qui le pousse à toujours combattre à la loyale, il trouve simplement cela amusant. Tout comme il ne se lasse pas compter les bleus, qui disparaîtront bien vite, au lendemain d’une affaire rondement menée.
Disons simplement que la douleur est la seule promesse que la vie tient toujours.

C’est une histoire des plus banales. Pour un elfe, tout du moins. Cela va de soi.
En fait, il n'y a même pas réellement de début marquant. Comme beaucoup d'elfes de leur rang, les parents Tol-ereb aimaient voyager d'un royaume à l'autre, visitant leurs frères et sœurs et trompant l'ennui d'une vie trop longue par la découverte de nouvelles coutumes ; quoique même pour les standards elfiques ils étaient considérés comme de grands voyageurs.
Ce n'est qu'à l'annonce d'un heureux évènement à venir qu'ils décidèrent de s'établir, du moins pour un temps, au domaine d'Oberon. Aegnor naquit. Un digne descendant Tol-ereb, vif et parfaitement incapable de tenir en place.

C'est peut-être ce qui le poussa à forcer sa place aux côtés du jeune Daekian ; ils s'antagonisaient bien trop pour qu'il n'éprouve pas quelque attrait interdit pour cet elfe réputé de mauvaise compagnie. Alors Aegnor la chérit, et la traita comme le plus délicat présent qu'on lui ferait jamais.
Oh, il était déjà fougueux et impétueux dès ses plus jeunes années, aussi ne fût-il pas rare qu'il se retrouve mêlé à quelques escarmouches d'enfants dès lors qu'on osait dire du mal du "sorcier de mauvaise augure" à portée de ses oreilles. Même s'il fit toujours en sorte que Daekian n'en sache jamais rien, il arriva que cela le mette en mauvaise posture, et ne parlons pas de l'effroi de ses parents qui ne trouvaient aucune façon de mettre un terme à cette mauvaise fréquentation. Cela faisait mauvais genre, voyez-vous. Un Haut Elfe, enchanteur de talent promis à un bel avenir et un nécromancien n'ont rien à faire ensemble.
Non pas qu'il y prêta la moindre attention.

Sauf que visiblement, il y avait eu la fois de trop. Aegnor ne sait même pas laquelle fut fautive, tellement il avait pris l'habitude de flirter avec les limites.
Il n'y avait pas eu le moindre signe avant-coureur, à moins qu'il fût trop empêtré dans ses propres sentiments pour les avoir remarqué, et un beau jour ses parents lui annoncèrent qu'il était temps pour lui de faire son propre voyage à travers le monde. Poursuivre cette tradition familiale avait d'abord été une excellente nouvelle, depuis le temps qu'il souhaitait faire découvrir plus que le royaume caché à son aimé, jusqu'à ce qu'il ne soit sommé de partir sans le moindre préavis. Pas même le temps d'écrire une lettre.
C'est à contre-cœur qu'il dût laisser derrière lui son bien le plus précieux ; un sublime collier de l'œuvre de Daekian lui-même. Il en sentit le manque à peine l'accroche défaite de son cou, mais c'était la meilleure lettre d'adieu (d'à bientôt, d'excuse) qu'il puisse lui laisser. Sans jamais savoir si elle arriva un jour à bon port.

C'est ainsi qu'à un peu plus de deux cents ans, dans la fleur de l'âge, sa propre aventure débuta. Il entama son voyage aux côtés de sa mère pour rejoindre ses propres parents, puisqu'il était de coutume que le voyage commence ainsi. Le départ était précis et immuable, le trajet incertain et l'arrivée absolument inconnue. On lui avait déjà raconté les périples de cousins qui, une fois partis sur les routes, n'en revinrent jamais. (Métaphoriquement rassurez-vous, un elfe ressent toujours le besoin de retourner à ses racines au bout de quelques siècles d'errance.)
Aussi charmante que semblait l'idée, il savait cependant avec certitude que ce ne serait pas son cas. On l'attendait, et il ne manquerait ces retrouvailles pour rien au monde.

Il n'eut cependant pas le loisir de s'ennuyer, et savoura chaque instant de son rite. De rencontres en rencontres, il en arriva même, aux côtés d'un vieil elfe désireux de rentrer chez lui avec lequel il s'était lié d'amitié, à quitter les confins de son île natale. Exploration excitante s'il en est : Il allait rencontrer ses cousins du nord.

Et Aegnor fut heureux de ne pas y être arrivé seul, il n'aurait sûrement pas pu être plus dépaysé. Les alv, comme ils s'appelaient eux-mêmes, n'étaient pas complètement différent d'eux, cependant… Leurs us et coutumes différaient tant qu'il lui sembla avoir une toute nouvelle éducation à découvrir.
Il y fut cependant très bien traité, ses hôtes se montrant d'une patience royale à l'égard de toutes les questions qu'il avait à poser, et sans même qu'il en rende compte plusieurs décennies à leurs côtés s'écoulèrent.

Mais tout était si fascinant ! Leur rapport aux hommes, à la magie ou même à la mort ; rien n'était comparable avec ce qu'il avait toujours connu. Et il avait soif d'en savoir plus.
C'est toutefois de savoirs en magie qu'il profita le plus, travaillant ses talents d'enchanter sous un angle nouveaux aux côtés de maîtres habitués à en tirer un usage différent sur les sorciers d'Ecosse. En plus de son apprentissage théorique de formes de magies dont il n'avait encore jamais attendu parler ; impraticables pour lui mais ô combien intéressantes.
Il y apprit notamment une utilisation de ses pouvoirs qui restera à jamais gravée en lui : comment utiliser les particules qu'il discernait si naturellement dans l'air pour créer de rien… ou presque. Faire sortir un objet de sa feuille de dessin, par exemple, puis l'y remettre une fois son utilisation terminée. Maîtriser ce tour lui prit de nombreuses années, et l'utilisation de peintures enchantées par rituels facilitait la création des objets les plus gros ou complexes, mais cela devint finalement l'une des utilisations de ses pouvoirs qu'il préférait.

C'est également chez eux qu'il eut l'occasion de rencontrer des humains pour la première fois. Oh, il en avait déjà vu, de loin, mais même lui n'avait jamais osé braver l'interdiction de les approcher. Et plus que de les approcher, il s'était même laissé entraîner à se mêler à eux ! Il semblait que certains jeunes alves faisaient fréquemment ça, et qu'il était bien moins risqué ici de risquer de se faire démasquer…
Renommé Magnus pour l'occasion, Aegnor se laissa tenté… et se trouva sidéré de réaliser la facilité avec laquelle les humains se laissaient berner. Il ne fallut pas réitérer l'action beaucoup de fois pour qu'il commence à y prendre goût.

Lorsqu'enfin Aegnor annonça qu'il était temps pour lui de retourner parmi les siens, on lui fit un dernier cadeau : des nains, parmis lesquels il avait déjà eu maintes occasions de sympathiser, avaient accepté de le tatouer à l'aide d'une encre enchantée par leurs soins.
Il s'agit bien évidemment des deux dagues aux délicates ornementations qui parent son dos.

Une fête se fit au royaume d'Oberon pour célébrer son retour, mais le cœur d'Aegnor n'était pas de la fête. Il avait cherché, depuis qu'il avait remis les pieds dans la forêt presque deux cents ans après en être parti, une certaine tignasse de flammes, encore et encore, en vain.
Quand il demanda après Daekian, on lui raconta avec solennité qu'il avait été pris par les humains. Pas de corps à honorer. Peut-être pire encore ; on lui annonça la Grande Chasse aux Monstres lancée à l'encontre de toute la Faërie… il n'en était qu'une malheureuse victime.

Le temps sembla bien long. Passé un certain temps, le compte exact des jours n'a plus aucun sens. Il est revenu il y a environ cinquante ans, c'est-à-dire rien, et pourtant le temps s'écoule désormais si lentement.

Du nord, il a ramené de nombreuses habitudes, avec lesquelles il tente désormais de tuer l'ennui : il rend souvent visite aux nains, desquels il recherche soit une soirée en bonne compagnie soit de nouveaux tatouages enchantés. Lorsqu'il en a l'opportunité, il aime accompagner les faës dans leurs farces qui ne s'inquiètent nullement de savoir qui en est la victime. Il passe de longues heures à échanger sur leurs péripéties respectives lorsque des voyageurs font une halte au royaume caché.
Mais surtout, malgré tous les interdits de leur peuple, Magnus continue à souvent se rendre en ville au nez et à la barbe des humains.
Se jouer d'eux est d'autant plus facile maintenant qu'il peut aisément se faire passer pour un marin venu du nord afin de justifier son accent peu coutumier pour ce coin des Highlands… et si on commence à se questionner sur cet étranger qui ne prend une ride, disparaître quelques années, qu'est-ce que ça peut bien représenter dans une vie aussi longue ?

Finalement, l'une de ses rencontres les plus intéressantes depuis son retour en Ecosse fut des plus fortuites. Une ombre avait attiré son attention. Une ombre qui venait de se faufiler dans une ruelle et se déplaçait bien trop agilement pour appartenir à un humain.
Bien évidemment, la curiosité d'Aegnor avait été piqué à vif et il l'avait suivie jusqu'à ce qu'elle le confronte, sûrement lasse de se savoir filée.
Découvrir une sang-mêlé ne fut pas complètement une surprise. La découvrir à Forgont, ça en revanche… et qu'elle semble amusée de sa surprise n'avait pas manqué de l'irriter.

Elle lui avait demandé, fausse question, s'il était surpris de croiser une non-humaine, puis lui avait donné rendez-vous dans un lieu plus tranquille s'il voulait en découvrir plus -c'est qu'elle avait des affaires urgentes à finir, voyez-vous.
C'est ainsi qu'Aegnor découvrit pour la première fois les mondes secrets des humains et y mit lui-même un pied. Après tout, cela promettait d'être amusant et, avec un peu de chance, juste assez tumultueux pour troubler l'insupportable monotonie qu'était devenue sa vie.