Every little childhood memory (Bury) |Daekian

La Guilde avait des ennuis.

Enfin… La Guilde a des ennuis, c’est vite dit. La Guilde était ennuyée serait plus exact. La Guilde n’attend jamais d’en arriver au point d’avoir des ennuis. Question de principes et de réputation, vous voyez.
Bruyval… Cette ville de paysans prêts à croire la première ineptie qu’on leur sert, ça avait ses intérêts parfois. Eux-mêmes n’hésitaient pas à s’en servir lorsqu’il était question de couvrir leurs arrières et interdire l’accès à la maison calcinée à qui n’y était pas convié, mais les choses devenaient bien vite ennuyantes lorsque, d’une façon, ces croyances se retournaient contre eux. Oh, pas de façon directe certes, mais leurs affaires en pâtissaient quand même. Et ça, ça, c’était inacceptable. On n’empiète pas impunément sur le territoire des Assassins.
Visiblement, ces derniers temps avaient été trop calmes et quelque inconscient avait besoin de se voir rappeler ce fait simple.

Car les habitants de Bruyval s’agitaient de plus en plus ces derniers mois, du moins, plus encore que de coutume. Presqu’autant que lorsque la Chasse avait été décrétée des années auparavant, c’est dire. Bon, d’accord, ces idiots s’agitaient dès que l’un d’entre eux éternuait un peu trop fort…
Mais là, ils parlaient bien plus entre eux. Ils avaient l’air de s’accorder sur le sujet de leurs préoccupations. « La Terreur » qu’ils appelaient ça. Meh. Si c’était ce qu’ils désiraient tant, ils étaient prêts à leur faire comprendre ce qu’était une vraie terreur. Bon, étonnamment l’idée n’avait pas trop plu lorsqu’il l’avait proposée à la réunion qu’avait tenue la Guilde pour trouver quoi faire de ce sujet. A défaut, il s’était proposé volontaire pour traquer cette… terreur. Quel sobriquet prétentieux. Mais ça aurait au moins l’intérêt de changer un peu l’ordre trop établi à son goût de ses journées -enfin, ses soirées- qui étaient bien trop tranquilles en ce moment. Ce n’était pas une période à ce que les contrats se bousculent à leur porte. Triste.

Aegnor s’afférait ainsi depuis plusieurs semaines à remonter la piste de sa proie, les vieux enseignements de ses maîtres du royaume caché trouvant finalement quelque intérêt à être mis en pratique. D’une certaine façon. Pas de traces à déceler dans la boue ici (quoiqu’ils n’en manquaient clairement pas, de la boue), plus des rumeurs à assembler entre elles et un mode opératoire à retrouver. Pour les rumeurs, les racontars des piliers de comptoir l’avaient plus saoulé que la pisse qu’ils servaient, à jouer à qui hurlerait plus fort que son voisin pour que sa version des faits soit celle entendue. Ça n’avait pas franchement été d’une très grande aide. L’elfe était surtout au courant que ces "attaques" avaient lieu de nuit (ses aïeux, quelle surprise) et qu’elles ne coïncidaient avec aucun calendrier. Parfait. Voilà qui l’avançait bien, tiens.
En fait, ils lui avaient bien parlé de morts qui se relevaient et d’une malédiction ancestrale qui s’abattait sur eux pour une quelconque raison, mais même ça il avait quelque difficulté à y croire. Non pas qu’il ne sache pas que c’était une possibilité (ce n’était pas comme s’il n’était pas bien placé pour être au courant du premier fait), mais plutôt qu’il avait quelques réticences à accorder du crédit au moindre mot qui sortait de la bouche de ces soiffards prêts à croire qu’une mouche sur leur pain est de mauvais augure.

Enfin, à défaut de mieux, c’était toujours une première piste… Il avait déjà des soupçons sur le fait que ces harcèlements soient l’œuvre d’un sorcier, de là à savoir qui et pour quelles raisons.

L’elfe avait ainsi continué à arpenter la ville et ses alentours, soir après soir, cherchant le moindre indice sans grand succès. Le nécromant, si c’en était bien un, semblait malheureusement assez calme en ce moment.
Jusqu’à ce que sa nuit de chance ne soit annoncée par la sinistre mise en garde d’un hurlement strident. Dissimulé dans les ombres, ses dagues instantanément en main, Aegnor se rua jusqu’à la source du bruit. Demain, il en était sûr, leur problème serait réglé.

Harcèle-les, tiens ces chiens en laisse, qu’ils n’oublient jamais notre présence.

Avaient-ils demandé. De son coté, il ne trouvait pas que c’était une si bonne idée que ça. De son point de vue, raser le village en entier aurait été un message assez fort pour les crétins aux oreilles courtes. En fait, il en savait assez sur les humains pour savoir que si on ne faisait rien de notable, ils finiraient pas s’énerver. Un raid Drow suffirait à rayer Bruyval de la carte, mais si Eaglesham envoyait des hommes entrainés pour leur barrer la route, c’était peut-être une autre histoire.

Mais il n’avait rien dit et acquiescé, car, pour une fois, ses intérêts coïncidaient avec le bon vouloir de son chef : Devenir la Terreur de Bruyval lui permettrait de s’amuser, d’une part, et de perfectionner sa magie. Maintenant qu’il ne rougissait plus à l’idée de s’en servir, il avait retrouvé un certain plaisir à faire étalage de son talent. Donc il s’était attelé à la tâche avec un certain zèle en tâchant tout de même de ne pas rendre ça routinier, dès fois que ces débiles aient l’idée de recouper les dates pour lui mettre des bâtons dans les roues. En fait, il tuait un peu au hasard, comme s’il faisait simplement ses courses, de temps en temps, il en ramenait un ou deux au camp, histoire de ramener sa part de vivre, mais l’avantage avec lui, c’est que les sacs se portaient tout seuls.

Un miaulement guttural attira son attention, bien qu’il ait entendu la bête approcher, elle n’était plus aussi agile que de son vivant, et il baissa les yeux vers le félin qui se frottait à sa jambe, laissant des poils par poignées. Il s’accroupit pour le caresser et lui permettre de monter sur son épaule après avoir chassé les asticots de son œil, c’était le moins qu’il puisse faire. Le pauvre animal était mort depuis une bonne semaine, et Daekian savait bien qu’il ne pourrait pas le garder beaucoup plus longtemps, mais il était utile, il lui apportait des informations, retrouvait des pistes et surtout guettait avec la vue qui lui restait. Aujourd’hui la nuit était jeune, calme, sans lune, sombre, parfaite, et c’est maintenant que le Drow avait décidé de frapper. Et il avait même une cible en tête : La petite serveuse de la taverne, bien fatiguée et harcelée des piliers de comptoirs qu’elle l’était, elle sortait tard, sans escorte, et ça faisait d’elle une cible parfaite. Nul besoin de se fatiguer, il ne fallait qu’attendre, et ce qu’il devait attendre c’était le miaulement de son chat qui lui indiquerait la sortie de sa cible.

Donc il n’avait plus qu’à frapper. À Bruyval, la mort était omniprésente, que ce soit de maladie, de froid, de faim ou des raids réguliers, le cimetière était presque plus peuplé que le bourg, mais, ce soir, Daekian n’avait pas envie de se fatiguer à déterrer quelqu’un, pas pour une petite serveuse, ça n’en valait pas la peine. Alors il n’avait même pas fait de crochet, traçant tout droit vers elle, sans se cacher, elle devait le voir. Les habitants du bourg avaient appris à se cacher des Drows, évidemment, mais il en était un encore plus terrifiant, c’était l’elfe noir aux cheveux de feu qui contrôlait la mort et c’était pour ça qu’elle avait hurlé. Mais elle pouvait bien crier, personne n’aurait le temps de venir à son secours…Et de par son expérience il pouvait presque affirmer que personne n’essayerait, c’était bien la seule forme d’intelligence des humains : Ne jamais risquer sa peau pour quelqu’un d’autre.

En silence, Daekian s’était entaillé très légèrement pour s’enduire les mains de son propre sang, il n’existait pas de meilleur catalyseur pour transférer de l’énergie vitale, et, aussi vivement qu’un clin d’œil, il s’était approché de sa proie, figée par la peur, pour commencer à absorber son essence, sa vie elle-même, dont il transféra une partie dans son chat qui, avec ça, tiendrait bien un jour ou deux de plus, et il conserva l’autre en lui, comme une réserve mentale de puissance qu’il ferait couler la prochaine fois qu’il aurait besoin de relever quelque chose.

De nouveau, il s’accroupit pour observer le cadavre à ses pieds. Nul doute qu’elle ferait un bon zombie, même si de manière générale il évitait de relever des humains, pas par éthique, non, du tout, mais parce que c’était plus compliqué, plus délicat et ça demandait bien plus d’énergie. N’empêche que ça serait dommage de simplement l’apporter pour le diner. Un cadeau à Ranaghar alors ?
Il n’eut pas le temps d’y réfléchir plus : il avait entendu quelque chose et, quelques secondes plus tard, le chat se tendit, confirmant son pressentiment. Alors il se redressa pour se fondre dans l’obscurité le temps d’analyser un peu la situation, laissant le corps comme un appât, sans doute qu’on commencerait par inspecter le cadavre, n’est-ce pas ?

Qu’est-ce que c’était que cette espèce d’inconscient, qui ne prenait pas même la peine d’essayer de se cacher ? Il était vraiment temps que les habitants de Bruyval fassent quelque chose pour leurs problèmes de sécurité. Ou… Ou pas, en fait, c’était justement ce qui rendait cette ville des plus arrangeantes. Bon, la plupart du temps tout du moins.
Excepté que là, elle ne l'était pas.

Donc, à suivre l'origine du hurlement, Aegnor n'avait eu aucun mal à retrouver la trace du fauteur de troubles. Ça l'avait fait longer les rues parallèles à la taverne de la ville, jusqu'à apercevoir à l'angle d'un carrefour une humaine figée, encore plus pâle que le plus nacré des elfes, le visage vilainement tordu par la frayeur. Il faisait sombre, « La Terreur » avait choisi de passer à l'action dans une des rues sans aucun éclairage artificiel, mais cela arrangeait les affaires de l'assassin ; la lumière diffusée par la lune était bien suffisante pour ses sens.
S'il s'agissait d'un humain en revanche il devrait redoubler de prudence, la pénombre forçait les autres sens à se mettre en éveil.

Aegnor n'avait pas vraiment l'âme aussi noble que son rang, et il ne ressentait pas suffisamment de sympathie pour les humains en général pour décider de risquer sa cachette afin de la sauver du funeste sort qui l'attendait. De là où il se trouvait, l'elfe ne put distinguer qu'une main face à son visage pour, visiblement, en absorber toute l'énergie vitale. Voilà qui confirmait ses soupçons, bien que ce ne soit pas exactement une surprise. Dommage pour la serveuse (qu'il n'avait de toute façon pas vu beaucoup de fois, la taverne de Bruyval ne correspondait pas à ses standards d'un endroit plaisant), les ivrognes habitués des lieux devraient trouver un nouveau derrière à peloter en fin de soirée.
Un nécromancien, ça ne l'arrangeait pas forcément. Comme tous ses paires, il avait suivi l'entraînement martial strict du royaume caché, cependant l'approche directe n'avait jamais été son grand fort. S'il était capable de tenir tête à un adversaire, il savait qu'un grand nombre d'ennemis ne manqueraient pas de l'acculer et, il n'avait pas rejoint la Guilde pour rien, il préférait de loin éviter les affrontements et se débarrasser de ses cibles avant même qu'elles n'aient conscience de sa présence. Or, un tel sorcier, cela signifiait qu'il avait la possibilité d'avoir toute une garde à ses côtés. Il fallait à tout prix qu'il trouve un nouveau point de surveillance pour s'assurer de la force de sa proie. Il était toujours possible de demander du renfort à la Guilde s'il se rendait compte qu'il ne serait pas en mesure de l'affronter seul, mais son égo préférait éviter d'en arriver là. Il avait dit qu'il s'en occuperait, alors il allait le faire.

Avant que l'elfe ait le temps d'engager quelque action, un bruit soudain le fit se tendre plus encore et, surtout, perdre de vue le peu du sorcier qu'il pouvait déjà voir. Mince, il ne fallait surtout pas qu'il le perde, hors de questions que toutes ces investigations s'arrêtent à ça. Les toits en pente de Bruyval ne lui permettaient pas de se dissimuler là-haut, aussi préféra-t-il quitter sa cachette et se hâter jusqu'au prochain carrefour -avec un peu de chance, il pourrait même prendre le nécromant par revers.
Au rythme inégal qu'il entendait, il était prêt à parier qu'il s'agissait tout simplement d'un soûlard en route pour son taudis... Mauvais chemin.

L'autre problème, sans grande surprise, était qu'Aegnor n'avait qu'une idée théorique du fonctionnement des pouvoirs d'un nécromancien. Son voyage de l'autre côté de la mer lui avait bien sûr permis d'en avoir un autre son de cloche, mais le tabou qu'imposait sa société maternelle dessus avait fortement réduit l'étendue de ses connaissances (non pas qu'il ait jamais été un élève très assidu de toute façon). Au final, les quelques tours que Daekian avait osé faire en sa présence lorsqu'ils étaient enfants représentaient presque la totalité de son savoir à ce propos.
S'il fallait sacrifier une seconde vie pour avoir un avis un peu plus précis du rapport de force entre eux, au cas où l'affrontement s’avérerait inévitable, Aegnor était parfaitement prêt à le laisser faire.

La capuche de sa cape rabattue sur le visage, un brin de curiosité prit le pas sur son professionnalisme, et avant que le nouvel humain n'arrive à leur niveau l'assassin se risqua un coup d’œil par l'angle du bâtiment.
Pour se rabattre aussitôt contre la pierre à laquelle il était collé, le cœur prêt à bondir hors douce protection de sa poitrine.

Non, non, non ? Ce n'était pas possible ? Il était mort, qu'est-ce... qu'est-ce qu'il pouvait bien faire ici ? Pourquoi était-il là ? Était-ce bien lui ? Est-ce que... Se pouvait-il qu'il ait été lui-même relevé pour accomplir la sale besogne d'un autre, par un cruel tour du destin ?