Deirdre a un caractère de chien. Deirdre est rusée comme un renard. Et pourtant Deirdre se retrouve souvent proche de la gueule du loup. Trop pour son propre bien.

Que ce soit par curiosité ou insouciance, la jeune elfe a développé une manie de s’attirer des ennuis et de se mettre dans des situations délicates. Usant et abusant de ses métamorphoses, elle aime se mêler de ce qui ne la regarde pas et c’est exactement pour cela qu’elle fait une excellente informatrice pour la Guilde des assassins. Le risque de se faire prendre et exécuter ne semble pas l’atteindre.

Sa propre compagnie lui suffit amplement lorsqu’elle parcourt les routes, pourtant elle n’aime rien de plus que d’écouter les histoires des inconnus qu’elle croise, collectionner les secrets et collecter les ragots comme s’il s’agissait d’objets précieux. Les humains sont une source d’émerveillement et d’agacement perpétuelle, mais ce sont aussi eux les meilleurs pour raconter des fables. Ils ont tant d’imagination !

Ne pouvant ni se mêler tout à fait à eux, ni les détester complètement, Deirdre a embrassé le métier de colporteuse. Une excellente excuse pour être toujours sur les routes, insaisissable, mais aussi indispensable lorsqu’elle fait halte dans un bourg ou une ville. Elle vend et échange de tout, y compris certains objets elfiques.

Sa roulotte est un véritable nid de pie, remplie d’objets divers et insolites, de colifichets, de fioles, de breloques brillantes et de tissus récupérés. Ce sanctuaire sur roues a déjà traversé l’Écosse en tous sens et le cheval qui la tire ne semble pas lassé de ces pérégrinations. L’elfe prend grand soin de lui et le gratifie souvent d’un petit air de flute lorsqu’ils sont seuls en pleine lande et que la nuit approche.
Tant que la Chasse ne l’aura pas attrapée, elle continuera son voyage sans destination.

Les quatre cavaliers mirent pied à terre sous une pluie battante. La nuit n’allait pas tarder à tomber et pourtant il faisait déjà si sombre que l’on ne voyait rien à moins de deux mètres devant soi. Avec un temps pareil, rien d’étonnant à ce que le bourg semble désert. Pourtant, des voix et de la lumière provenaient de la grande bicoque vers laquelle ils se dirigeaient tous : l’auberge était pleine à craquer ce soir.
Passant la porte dans l’indifférence générale, les quatre silhouettes détrempées se frayèrent un passage jusqu’au comptoir où l’une d’elle ordonna d’une voix forte qu’on leur apporte de quoi boire et manger. Puis ils s’en furent tous se faire une place à coup de coudes sur l’une des longues tables près de la cheminée.

Ce soir était un soir de fête, deux têtes de boggart avaient été collectées et chacun s’imaginait déjà dans un monde nettoyé de toute la vermine féérique. Une nouvelle qui fit grommeler le groupe de chasseurs. Ils étaient visiblement arrivés un peu trop tard pour s’attribuer le mérite de cet exploit.
Déçu, ils se mirent à deviser à propos de ce qu’il convenait de faire désormais. Rebrousser chemin et rentrer à Eaglesham ou se mettre en chasse d’autres créatures dans les environs ? Après tout, il devait bien y avoir quelques elfes, trolls ou même un bodachan dans les environs.

Aucun d’eux ne prêta attention au grand chien qui était couché sous la table, entre eux. La bête semblait somnolente et ne fut dérangée que par un coup de pied malheureux de l’un des chasseurs. Quittant le couvert de la table et sans doute dérangé par tout ce bruit, le grand lévrier écossais traîna la patte jusqu’à l’entrée de l’établissement où il gratta le bois de la porte jusqu’à ce qu’on lui ouvre. Puis, il disparut sous la pluie froide.

Lorsque la lune fut haute et l’orage tarit, l’auberge commença à se vider de ses occupants pour ne retenir que les voyageurs s’étant offert une chambre. Bientôt on souffla les chandelles et verrouilla les portes pour se plonger sereinement dans le sommeil.
Tous dormaient à poing fermé lorsque la poignée de la porte principale cliqueta avant de tourner pour laisser entrer deux ombres silencieuses. Glissant sans effort dans les ténèbres du bâtiment, elles montèrent à l’étage des chambres sans faire grincer la moindre lame de parquet. Une légère hésitation une fois sur le palier, puis elles choisirent l’un des deux bras du couloir pour arrêter leurs pas devant une porte fermée à clé.

L’une des silhouettes sortit alors un ensemble de crochets et rossignols de son manteau et entreprit d’ouvrir le loquet discrètement. Dans la chambre, le ronflement des quatre chasseurs couvrit le bruit de la porte se refermant sur les intrus.
Il ne fallut qu’un instant et un peu de dextérité pour que chacun des assassins n’ajoute deux victimes de plus à son tableau de chasse.

Au même moment, à environ une demie lieue du village, Deirdre fermait les yeux pour entrer dans une transe reposante. La mort de 4 humains ne pesait pas lourd sur sa conscience, encore moins lorsqu’il s’agissait de chasseurs de faes. Tout ce qu’on lui demandait de faire était de se fondre dans le décor, tendre l’oreille et rapporter les informations à ses contacts. La mise à mort ne dépendait pas d’elle, ce qui la rendait innocente des crimes perpétrés cette nuit.
Pourquoi agir de la sorte alors que même son Roi préférait rester caché au lieu d’affronter les humains ? Par sentiment de justice sans doute, pour ne pas laisser complètement impunies leurs battues et leurs meurtres. Mais également parce qu’elle aimait voyager sous le couvert d’une identité humaine et qu’il n’était pas possible de se faire passer pour un humain sans avoir d’argent. Or la guilde des assassins la payait rubis sur l’ongle sans qu’elle ait besoin de se salir les mains.

Alors qu’elle s’enfonçait doucement dans le silence de son propre esprit, la jeune elfe se mit à rêver de l’époque paisible où elle n’était qu’une enfant. Un temps où les jours passaient lentement et où les hommes n’étaient que des créatures lointaines, un temps placé sous la protection de ses parents et l’insouciance. Elle avait appris à tirer à l’arc pour faire plaisir à sa mère, savait se battre au bâton comme le lui avait enseigné son père, mais à quoi bon puisque le monde était paisible ? Même lorsque ses dons de mage s'étaient manifestés, elle n'y avait vu qu'une opportunité supplémentaire de satisfaire sa soif d'exploration et de grands espaces, jamais une arme.

Deirdre se rappelait bien le jour où elle avait acheté sa roulotte, de son désir d'aller au-delà des frontières du royaume des elfes et des mois de préparatifs. À peine adulte et déjà sur les routes, s'amusant de ce petit jeu de rôle auquel elle se prêtait lorsqu'elle croisait des mortels. Tantôt colporteuse, tantôt chien errant, elle pouvait évoluer à sa guise parmi les hommes et s'amuser de leurs coutumes, de leur vie effrénée et de leur ignorance. Comme elle les avait trouvés charmants et drôles !
Mais depuis l'annonce de la Grande Chasse, voyager n'avait plus la même saveur. Elle n'avait jamais pris grand plaisir à voir les humains mourir, eux qui étaient déjà si fragiles, mais aucune vie humaine ne pouvait valoir la sienne ou celle de son peuple.

Adieu années d'insouciance. Si Oberon décidait de se terrer dans la forêt, elle ne renoncerait pas à sa vie d'errance, à sa roulotte et à la compagnie des hommes. Tout cela, elle le mettrait au service de la survie de la Cour d'Été, qu'ils le veuillent ou non.