Air an Stairsnich | Deirdre

Deirdre fit rouler son épaule, depuis peu libérée du bandage, pour en tester la souplesse. L'avènement du printemps et des soins réguliers avaient fait des merveilles, mais elle conserverait une trace de cette bataille. De même que son oreille resterait abimée, ce qui la chagrinait un peu.

Elle avait arrêté sa roulotte sous quelques arbres esseulés, hors de vue du dernier village qu'ils avaient croisé. Le gargouillement d'un ruisseau montait d'un peu plus loin, dévalant le dos rond de la montagne pour rejoindre la rivière au fond de la vallée. L'herbe verte et humide était parfaite pour satisfaire l'appétit de leur brave monture et les arbres couvriraient la forme de la roulotte vue de loin. Mais surtout, l'elfe craignait de trop avancer à présent qu'ils entraient sur un terrain plus montagneux. Ici, aucune Cour ne régnait vraiment et s'il y avait des représentants de toute la féérie même dans les régions les plus reculées, il s'agissait souvent de membres solitaires, ombrageux et n'appréciant pas d'être dérangés. La nomade avait l'impression que le vrai voyage commençait seulement, que tous les lieux qu'ils avaient traversés jusqu'à présent n'avaient été qu'un parcours de promenade.

Sa nervosité en cachait cependant une autre.
Une sorte de silence s'était installé entre elle et son compagnon de route, qu'ils brisaient de plus en plus maladroitement, et cela l'ennuyait. De nombreuses vérités avaient été dites, mais il restait encore beaucoup de mots à poser sur ce qu'ils étaient, ce qu'ils faisaient et ce qu'ils aspiraient à être.
Seule sur le banc du conducteur, Deirdre avait eu le temps de réfléchir, tellement de temps qu'elle s'en était faite des nœuds dans la tête. Les mots de la banshee l'avaient bouleversée plus profondément qu'elle ne l'aurait voulu, mais à présent qu'elle avait accepté l'idée d'être possiblement autre chose qu'une elfe de la Cour d'Été, elle se retrouvait sans sentier à arpenter. Qu'était-elle ? À quoi devait-elle se fier en attendant de le découvrir ? Et qu'est-ce que cela impliquait pour son hôte ? Se haïr était d'une facilité déconcertante en comparaison de leur nouvelle dynamique.

La métamorphe toqua contre le volet qui séparait son banc de l'intérieur de la roulotte, puis se hissa aussitôt sur le toit. Elle avait envie de voir cette ombre à présent familière étirer ses longs membres hors de sa coque de noix, se déployer et retrouver sa liberté. Accroupie sur le bord de la toiture, le regard baissé vers Tethrach, elle l'observait toujours avec la même fascination, la tête légèrement inclinée sur le côté.
Son nom résonnait dans sa tête chaque fois qu'elle le voyait, faisant couler un long et agréable frisson dans son dos. Lorsqu'il leva les yeux vers elle, elle se crispa un peu et retint son souffle l'espace d'une seconde.

Beaucoup de choses se mettaient à grouiller, dans sa tête et dans le creux de son ventre, lorsqu'il était à sa portée. Mais depuis que l'ivresse de la fuite était passée, une forme de crainte la retenait toujours de parler ou d'agir. Elle craignait de mal faire ou de trop faire. Ses instincts étaient bridés par des siècles à vivre dans la haine et la crainte de ses non-semblables.
Pourtant, ce soir, il fallait qu'elle parle, qu'elle essaye de faire s'écrouler un autre pan des fondations de ce qu'elle n'était plus et peut-être même qu'elle lui demande de l'aide pour comprendre le genre de chemin sur lequel ils étaient lancés. Assez de ruminer ! Elle avait eu le courage de faire bien pire que d'ouvrir la bouche.

— Mo Sealgair Dorcha...

L'elfe eut une moue ennuyée, comme si elle n'arrivait plus à se souvenir ce qu'elle voulait dire. Dans un mouvement souple, elle se redressa et sauta à terre pour rejoindre le chasseur. Sans explications, elle tendit les mains vers lui pour qu'il se penche sur elle, juste assez pour qu'elle puisse glisser ses doigts dans ses cheveux. Parler était encore un peu trop dur, toucher lui paraissait plus facile.
Sur la pointe des pieds, les bras tendus, elle prit un moment pour apprécier la fluidité de ce voile noir qui drapait toujours les épaules de son passager. Elle lui effleura la nuque et les oreilles avant de se retirer.

— Laissons Conchùr se reposer ici demain et jusqu'à l'aube suivante. Les chemins se font difficiles et je crois que nous approchons de la frontière sauvage. Je ne sais pas sur quel domaine nous entrerons, après ça.

Par réflexe, elle porta sa main à l'anneau qu'elle avait dans le nez tout en détournant le regard. Cela lui arrivait toujours lorsqu'elle réfléchissait à ce qu'elle allait dire.

— Et je voudrais parler avec toi d'une idée qui m'est venue. Une idée peut-être dangereuse...

Voilà ce que ça donnait quand on avait trop de temps pour réfléchir.

— Et aussi... Je voudrais que tu me ramènes quelque chose... De ta chasse, finit-elle par avouer tandis que la pointe de ses oreilles prenait une délicate couleur de coquelicot. Est-ce que tu pourrais trouver... Des œufs ? Deux ou trois seulement ! E-Et sans jamais vider complètement un nid ! ... S'il te plaît ?

Du point de vue d'un elfe, sa demande était plutôt répugnante. Les siens ne consommaient rien qui provienne d'un animal, y compris les sous-produits qui ne coûtaient aucune vie. Pourtant, Deirdre avait toujours aimé le lait, le beurre et le miel. En règle générale, elle s'interdisait d'en manger, consciente que ce n'était pas "normal" pour une elfe d'avoir un goût pour ce genre d'aliments.
Mais quel bien cela lui avait-il fait en plus de 200 ans ? Avait-elle perdu l'envie de mordre à pleines dents dans une pâtisserie ou de tremper les doigts dans un pot de miel ? Était-elle rentrée dans le rang ? Non.
Alors puisqu'ils en étaient à défricher de nouveaux chemins de vie, elle pouvait essayer, timidement, de lâcher la bride à certaines de ses inclinaisons naturelles. Celle-ci lui semblait être la moins répréhensible. Allait-il la moquer de s'écarter de cette façon des principes elfiques ?